CABINET Mohamed BRAHIMI , Avocat Bienvenue sur le site de Maitre Mohamed BRAHIMI, Avocat. Vous y trouverez un blog dédié à la pratique judiciaire et à la vulgarisation du droit

Les restrictions imposées au droit de grève par le nouveau décret exécutif du 17 octobre 2023 : Un décret exécutif conforme à la loi ?

mohamed brahimi Par Le 05/11/2023

 Syndicat

Les textes d’application des deux lois ,la  loi n° 23-02 du 25 avril 2023 relative à l’exercice du droit syndical , et la  loi n° 23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève viennent d’être publiés au journal  officiel n° 67  du  18 octobre 2023 .

Il s’agit de décrets exécutifs pris par le  premier ministre :  

- Décret exécutif n° 23-359  du  17 octobre 2023 fixant les modalités d’appréciation de la représentativité des organisations syndicales et le contenu des indicateurs statistiques relatifs à leurs adhérents.

- Décret exécutif n° 23-360  du 17 octobre 2023 fixant les modalités de détachement pour l’exercice d’un mandat syndical, du bénéfice d’autorisations d’absence et du congé de formation syndicale dans les institutions et administrations   publiques.

- Décret exécutif n° 23-361  du 17 octobre 2023 fixant la liste des secteurs d'activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire et la liste des secteurs, des personnels et des fonctions, auxquels le recours à la grève est  interdit.

- Décret exécutif n° 23-362  du 17 octobre 2023 fixant la périodicité des réunions obligatoires relatives à l'examen de la situation des relations socioprofessionnelles et des conditions générales de travail au sein des institutions et administrations publiques.

- Décret exécutif n° 23-363  du 17 octobre 2023 fixant les missions des médiateurs dans le domaine du règlement des conflits collectifs de travail ainsi que les modalités de leur désignation et de leurs honoraires.

- Décret exécutif n° 23-364 du 17 octobre 2023 fixant la composition, les modalités de désignation des membres de la commission nationale et de la commission de wilaya d’arbitrage en matière des conflits collectifs de travail ainsi que leur organisation et leur fonctionnement.

- Décret exécutif n° 23-365 du 17 octobre 2023 fixant les missions, la composition, les modalités de désignation du président et des membres du conseil paritaire de la fonction publique dans le domaine de la conciliation des conflits collectifs de travail ainsi que son organisation et son fonctionnement.

 

Ces textes réglementaires  complètent  le dispositif législatif  relatif  aux modalités  d’exercice du droit syndical,  et   au règlement des conflits collectifs de travail notamment  dans son aspect en rapport avec le droit de grève.

Si globalement  les dispositions de ces textes n’ont pas provoqué de réactions particulières , par contre le troisième décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023 fixant la liste des secteurs d'activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire et la liste des secteurs, des personnels et des fonctions, auxquels le recours à la grève est  interdit ,  a fait régir non seulement les entités  concernées par le droit de grève en l’occurrence les syndicats , mais a aussi suscité des  réactions  plus ou moins critiques dans les médias aussi bien nationaux qu’étrangers.

Le décret exécutif  n° 23-361 du 17 octobre 2023 aborde le sujet sensible des restrictions au droit de grève , un droit qui dans toutes les législations comparées est  considéré  comme un fondamental  et beaucoup plus dans certains pays à l’instar de l’Algérie où il est  élevé au rang de   principe constitutionnel.  Certains syndicats y compris le syndicat historique , l’UGTA ,  ont vivement critiqué les dispositions de ce  décret exécutif  au motif qu’il restreint  drastiquement  le droit de grève  en  le limitant ou en l’interdisant  carrément dans un grand nombre de secteurs d’activité .Ces syndicats  jugent  ces dispositions comme non conforme à la Constitution , à la loi et aux conventions internationales ratifiées par l’Algérie. Ces critiques sont-elles fondées ?

 Ce décret exécutif a été pris en application de la  loi n° 23-08   21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève notamment ses articles 62, 63, 64, 67 et 68 et ceci ressort explicitement de ses considérants .

Il est incontestable que le droit de grève en Algérie  est  non seulement un droit fondamental  , mais constitue un principe constitutionnel .L’article 70 de la Constitution   est on ne peut plus  clair  à ce sujet puisqu’il dispose que : «  Le droit de grève est reconnu ».Mais ce droit n’est pas absolu sinon son exercice peut     conduire à des abus  et dans certains cas il  pourra porter atteinte  au intérêts vitaux du pays . La grève doit avoir pour but de promouvoir et de défendre les intérêts économiques et sociaux des travailleurs , aussi  cette règle    exclut les grèves purement politiques du champ de la protection internationale devant l’organisation internationale du travail  car ne relevant pas de la liberté syndicale. En outre le droit de grève dans toutes les législations comparées peut être limité ou interdit  dans certains secteurs essentiels ou vitaux. Aussi  le même article 70 de la Constitution dispose que le droit de grève : «  s’exerce dans le cadre de la loi qui peut  en interdire ou en limiter l'exercice dans les domaines de défense nationale et de sécurité, ou pour tous services ou activités publics d'intérêt vital pour la Nation » . C’est à l’aune de ces principes constitutionnels qu’il faudrait examiner la pertinence et la conformité des lois et règlements relatifs au droit de grève.

les critiques émises par certaines parties notamment par les syndicats  à l’encontre   de ce   décret exécutif   qui restreint ou interdit les grèves  dans certains secteurs d’activités et à  certaines catégories de personnels se résument au fait que ce décret est soit anticonstitutionnel  ,  soit contraire aux lois qui régissent le droit de grève  dans le sens où il interdit  la grève dans des secteurs  d’activité non éligible à cette restriction ou interdiction , ou encore  il serait contraire  aux conventions internationales ratifiées par l’Algérie.

Tout d’abord  du point de vue de la compétence  de l’autorité administrative source de ce  décret exécutif  en l’occurrence le Premier ministre , il est incontestable que cette autorité est compétence  en vertu des articles 62 et 67 de la loi n°  23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , qui disposent  que  la liste des secteurs d'activités et des postes de travail nécessitant la mise en œuvre d’un service minimum obligatoire  ainsi que  la liste des secteurs, des personnels et des fonctions auxquels le recours à la grève est interdit  sont  fixées par voie réglementaire. Par « voie réglementaire » la loi vise les décrets , décrets exécutifs , arrêtés ou autres actes pris par le pouvoir réglementaire .

Dans le cas d’espèce  , le décret exécutif n° 23-361 du 17 octobre 2023   dont l’auteur est  le Premier ministre constitue bel et  bien un texte réglementaire et donc  il est conforme aux prescriptions de  la loi n°  23-08 du 21 juin 2023  . Ce  décret exécutif qui   restreint ou interdit  le droit de grève  , s’il est formellement et compétemment conforme à cette loi , est-il pour autant exempt de critiques sur le fond ? Pour certains syndicats et commentateurs , ce décret englobe des secteurs interdits de grève en violation  de cette  loi .Si tel est le cas ce décret peut-il être remis en cause par voie judiciaire  ?Il est étonnant que toutes les critiques émises contre ce décret exécutif , certaines émanant de juristes ou de syndicalistes confirmés , ont fait l’impasse  sur la possibilité juridique de remettre en cause ce texte réglementaire par voie judiciaire  s’il s’avère qu’il interdit effectivement la grève à des secteurs ou des personnels en dehors du cadre fixé  par la loi  du 21 juin 2023 et par la loi  n° 23-02 du   25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical  .  

La législation algérienne à l’instar de certaines législations étrangères sinon plus, ainsi que la jurisprudence administrative nationale considèrent  les décrets exécutifs pris par le Premier ministre comme de simples  actes réglementaires à l’instar de tout autre acte pris par une autorité administrative  centrale ou locale ( arrêté du ministre , du wali , du maire ou décision  exécutoire des   établissements publics à caractère administratif ) ,  aussi  il sont  susceptibles  de recours en annulation pour excès de pouvoir . Concernant  les recours en annulation contre les décrets émanant du Premier ministre  qui sont donc  des  actes réglementaires  pris par une autorité administrative centrale , la juridiction compétente n’est  pas le tribunal administratif  de premier degré ni d’ailleurs le Conseil d’Etat depuis le réforme  intervenu en  2022 ,  mais  la compétence  est dévolue au   tribunal administratif d’appel d’Alger  et ce en application  du nouvel article 900 du code de procédure civile et administrative modifié par la loi  n° 22-13 du 12 juillet 2022  .Une telle action en annulation peut  être exercée par toute personne ou entité ayant intérêt .Il est même possible d’intenter une action en parallèle à  l’effet de demander en référé- liberté  la suspension de l’acte  réglementaire objet de l’action a en annulation..  

Il y a lieu donc de vérifier la légalité de ce décret exécutif  non seulement à  l’aune des dispositions de  la loi n°  23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , et  des dispositions de  la loi   n° 23-02 du   25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical , mais aussi à l’aune des conventions internationales  ratifiées par l’Algérie  , des conventions qui , en application de l’article 154 de la Constitution  , sont supérieures à la loi. Ce sont les articles 8 et 9 du décret exécutif du 17 octobre 2023   qui listent les secteurs  et personnels concernés par l'interdiction de recourir à la grève :

Art. 8. — La liste des secteurs concernés par l'interdiction de recourir à la grève englobe les domaines de la défense et de la sécurité nationales, ainsi que les secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté ou de maintien des services essentiels d’intérêt vital pour la Nation. Elle vise, également, à maintenir la continuité des services publics essentiels et à assurer l'approvisionnement en besoins essentiels du pays et de la population dont l’interruption pourrait exposer le citoyen à des risques pour sa vie, sa sécurité ou sa santé, ou potentiellement conduire, par les conséquences de la grève, à une crise grave

Ces secteurs comprennent, notamment les services de la justice, de l'intérieur, de la protection civile, des affaires étrangères, des finances, des affaires religieuses, de l'énergie, des transports, de l'agriculture, de l'éducation et de la formation et de l’enseignement professionnels.

Art. 9. — La liste des personnels et des fonctions dans les secteurs prévus dans les dispositions de l’article 8 ci-dessus, ou de ceux assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat et interdits de recourir à la grève comprend : — les magistrats ; — les fonctionnaires nommés par décret ou en poste à l'étranger ; — les personnels des services de sécurité ; — les agents de sécurité interne en mission de protection des sites et établissements ; — les personnels des services de la protection civile ; — les agents des services d'exploitation du réseau des transmissions nationales des ministères chargés de l'intérieur et des affaires étrangères ; — les agents actifs des douanes ; — les corps de l'administration pénitentiaire ; — les imams des mosquées ; — les contrôleurs de la navigation aérienne et maritime ; — les personnels des établissements comprenant des installations sensibles et stratégiques ; — les personnels des centres de contrôle d'installations, de téléconduite du système électrique national et des réseaux d'énergie ; — les agents appartenant aux corps spécifiques de l'administration des forêts ; — les directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale et le personnel d’inspection dans les secteurs de l’éducation, de la formation et de l’enseignement professionnels.

Il est bien entendu  que s’agissant d’un texte réglementaire  , le juge qui  serait  saisi du  recours en annulation  pour excès de pouvoir contre ce décret exécutif   aura pour mission avant de statuer de contrôler  si les  secteurs  et personnels listés aux articles  8 et 9 dudit décret exécutif rentrent bien dans la définition de l’article  67 de la loi n°  23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève , et de l’article  88  de la loi n° 23-02   25 avril 2023 relative à l'exercice du droit syndical qui disposent :

Article 67 : «   Le recours à la grève est interdit pour les personnels exerçant dans les domaines de défense et de sécurité nationales, ou assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat, ou ceux titulaires d’emplois dans des secteurs stratégiques et sensibles en termes de souveraineté ou au maintien des services essentiels d’intérêt vital pour la Nation dont l’interruption peut mettre en danger la vie, la sécurité ou la santé du citoyen ou est susceptible d’entraîner, par ses effets, une crise grave  ».

Article 88 :  « Toute organisation syndicale représentative, sur le territoire ou dans la profession, branche ou secteur d’activités participe, notamment … à l’exercice du droit de grève, conformément à la législation en vigueur, sans porter atteinte, notamment aux principes de la continuité du service public et de la protection de la sécurité des personnes et des biens ».

Il  est indéniable  qu’au vu des  définitions  des  articles 67 et 88, il existe un doute sérieux  sur la pertinence d’insérer dans ce le décret exécutif  en cause   l’interdiction des secteurs  tels que  les  affaires religieuses,   les transports,   l'agriculture, ou  l'éducation et  la formation   professionnels qui sont loin de constituer des secteurs stratégiques et sensibles , ou  dont la discontinuité du service portera atteinte la sécurité des personnes et des biens au sens de ces  articles . En outre  les imams des mosquées , les agents   des forêts , les directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale ou le personnel d’inspection   de l’éducation, de la formation et de l’enseignement professionnels   ne peuvent en aucun cas être considérés comme des personnels assurant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat ou exerçant dans des secteurs stratégiques et sensibles.

Ce décret exécutif sera aussi évalué par le juge administratif à l’aune des conventions internationales  ratifiées par l’Algérie notamment le pacte international relatif aux droits économiques et sociaux du 16 décembre  1966 qui dispose dans son article 8 que les Etats parties  s’engagent à assurer le  droit de grève exercé conformément aux lois de chaque pays. Beaucoup plus ,   le juge administratif  exercera un contrôle sur la conformité de ce décret exécutif aux règles et principes énoncés  par  l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur la  liberté syndicale et le droit de grève sachant que  l’Algérie est membre de cette organisation  depuis  1962 et membre de son conseil d’administration  et signataire  de la convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de 1958.

L’OIT par le biais  de sa commission d’experts a posé les règles et principes suivants au sujet du droit de grève  : -Le droit de grève doit être considéré comme un droit fondamental  des syndicats , protégé au niveau international dans la mesure où il s’exerce de façon pacifique -  Le droit de grève doit être reconnu de façon générale aux travailleurs du secteur public comme à ceux du secteur privé - Ce droit ne peut être refusé le cas échéant ou soumis à des restrictions importantes que pour les catégories ou dans les situations suivantes : membres des forces armées et de la police; fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat; travailleurs des services essentiels au sens strict du terme (services dont l’interruption mettrait en danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne); situations de crise nationale aiguë.

Sur la base de ces principes  le Comité de la liberté  syndicale  de l’OIT  considère  entre autres comme services essentiels au sens strict, où le droit de grève peut être limité ou la grève interdite: le secteur hospitalier, les services d’électricité, les services d’approvisionnement en eau, les services téléphoniques et le contrôle du  trafic .Il  considère au contraire, de façon générale, que ne sont pas des services essentiels au sens strict du terme, où la grève puisse être interdite   : -la radio-télévision; -les installations pétrolières; -les ports (docks); - les banques; - les services d’informatiques des contributions directes et indirectes; - les grands magasins; - les parcs de loisirs; - la métallurgie; - le secteur minier; - les transports en général; - les entreprises frigorifiques; - les services de l’hôtellerie; - la construction; - la fabrication d’automobile; - la réparation aéronautique; - les activités agricoles; - l’approvisionnement et la distribution de produits alimentaires; - l’office de la monnaie; le service des imprimeries de l’Etat; - les monopoles d’Etat des alcools, du sel et du tabac; - l’enseignement; - les transports métropolitains; - les services postaux.

Concernant les  fonctionnaires ou  travailleurs auxquels le droit de grève doit être reconnu ou  qui peuvent en être privés , Le Comité de la liberté syndicale de l’OIT a été amené à désigner expressément, dans les affaires dont il a été saisi, certaines catégories qui ne peuvent être considérées comme exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’Etat.Ce sont par exemple les  employés publics   des entreprises commerciales ou industrielles de l’Etat , les travailleurs des entreprises pétrolières, les employés des établissements bancaires, les agents des transports  , le personnel de l’enseignement et, de façon générale, le personnel des sociétés ou entreprises publiques .

En conclusion, il apparait au vu des instruments juridiques nationaux et internationaux que si le décret exécutif  décrié par les syndicats n’est  pas en infraction des règles de forme et de  compétence ,  il n’en demeure pas moins  que l’élargissement de l’interdiction de la grève à  certains secteurs  d’activités    alors même qu’ils ne peuvent être considérés comme essentiels ou vitaux au sens de l’article 67  de  la loi n°  23-08 du 21 juin 2023 relative à la prévention, au règlement des conflits collectifs de travail et à l’exercice du droit de grève (    affaires religieuses,   transports,  Agriculture, enseignement  ,formation   professionnels,   imams des mosquées ,   contrôleurs de la navigation aérienne et maritime,   agents appartenant aux corps spécifiques de l'administration des forêts,  directeurs d’établissements publics de l’éducation nationale…)  , il est  juste à la limite  de ce qu’autorise la loi  en matière d’interdiction du  recours à la grève imposés  à certains secteurs ou personnels.  

MaitreBRAHIMI Mohamed

Avocat à la cour de Bouira

brahimimohamed54@gmail.com

 

    

3