La protection de la vie privée d'autrui : Que dit la loi ?

mohamed brahimi Par Le 20/05/2025

 Vie privee

L’affaire de l’écrivain algéro-français Kamel Daoud , assigné devant un tribunal français  pour atteinte à la vie privée d’autrui par une algérienne  qui l'accuse d’avoir volé son histoire pour en faire la trame de son livre Houris récompensé par le prestigieux prix Goncourt , a suscité un débat sur la question  de l’atteinte à la vie privée d’autrui .l’affaire qui est pendante devant le tribunal judiciaire en France  est une affaire civile c’est à dire une affaire  dont l’objet est une demande d’indemnisation financière du préjudice morale subi  par  la personne qui s’estime lésée. Par contre en Algérie , la même affaire a été portée pour les mêmes faits  devant  le juge pénal pour délit d’atteinte à la vie privée d’autrui.   

L’atteinte à la vie privée peut prendre plusieurs formes mais elle est strictement encadrée afin de la concilier avec  la liberté d’expression et la liberté de la presse.A l’instar de toutes les législations modernes, le législateur algérien a incriminé les atteintes à la vie privée d’autrui. Cette nouvelle incrimination a été introduite dans le code pénal en 2006.Ces atteintes réprimées par les articles 303 bis et 303 bis 1 du code pénal correspondent en fait à l’interdiction de diffuser des informations se rattachant à l’intimité de la vie privée d’autrui.

Les articles 303 bis et 303 bis 1 du code pénal visent à protéger la vie privée d’autrui de tout acte susceptible de porter atteinte à l’intimité d’autrui. Dans ce genre d’infraction, le but visé par l’auteur des faits est beaucoup plus la recherche du gain ou d’une notoriété (cas des paparazzis) que l’intention de nuire.Ce genre de délit est commis en recourant à un procédé ou à un moyen quelconque soit pour capter, enregistrer ou transmettre des paroles ou des images d’une personne sans autorisation ,et ceci dans le but de les conserver pour soi-même ou pour les porter à la connaissance d’un tiers.

Avant les modifications apportées au code pénal en 2006,les mêmes faits pouvaient être sanctionnés indirectement en tant que délits de diffamation ou d’injure.Le législateur a voulu incriminer deux faits distincts mais liés l’un à l’autre, aussi les a-t-il mentionné dans deux articles indépendants : l’article 303 bis du code pénal réprimant l’appropriation de l’intimité de la vie d’autrui  , et l’article 303 bis 1 du même code  réprimant l’exploitation de l’intimité d’autrui par voie de publication .

I- L’incrimination d’atteinte à la vie privée de l’article 303 bis du code pénal

Aux termes de l’article 303 bis du code pénal, est constitutif du délit d’atteinte à la vie privée ,le fait de porter volontairement atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui, au moyen d’un procédé quelconque  «  1° en captant, enregistrant ou  transmettant sans l’autorisation ou le consentement de leur auteur, des communications, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel – 2° en prenant, enregistrant ou transmettant sans l’autorisation ou le consentement de celle-ci ,l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ».

L’élément matériel du délit prévu par l’article 303 bis du code pénal consiste  donc dans le fait de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui par l’utilisation d’un procédé quelconque soit « en captant, enregistrant ou  transmettant sans l’autorisation ou le consentement de leur auteur, des communications, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » soit « en prenant,enregistrant ou  transmettant sans l’autorisation ou le consentement de celle-ci ,l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ».L’atteinte  à la vie privée d’autrui peut donc prendre plusieurs formes , et doit affecter l’intimité de la vie privée de la personne visée.

L’infraction doit prendre l’une des trois formes mentionnées à l’article 303 bis du code pénal à savoir un captage, un enregistrement ou une transmission , ce qui suppose une reproduction photographique, audiovisuelle ou l’utilisation d’un procédé d’espionnage à distance. Aussi le fait d’écouter aux portes ne rentre pas dans l’une des formes de l’atteinte à la vie privée. La jurisprudence ne considère pas comme constitutif  du délit d’atteinte à la vie privée , par exemple le fait d’écouter caché dans un placard une conversation tenue dans la même pièce.

La loi ne sanctionne pas l’indiscrétion ou la curiosité mais le chantage qui pourrait en découler.Ausi pour que le délit d’atteinte à la vie privée soit constitué, il faudrait qu’il y ait « appropriation mécanique » de  la parole ou de la communication de telle sorte qu’elles puissent être conservées.Ce but ne peut être atteint que par l’utilisation de moyens techniques (appareil photographique, caméra, magnétophone), mais aussi de tout autre procédé.

Il importe que les paroles aient été prononcées à titre privé ou confidentiel sinon il n’y a pas d’infraction.Par «  paroles » il faut entendre les seuls propos échangés entre les personnes, ce qui exclut par exemple les sons ou les cris.Par « communications », il faut entendre tout mode de communication entre les personnes notamment les télécommunications téléphoniques.

S’agissant de l’appropriation de l’image d’autrui prévue par l’article 303 bis-2 du code pénal,l’infraction n’est constituée que si la victime se trouve dans un lieu privé.Le lieu privé est défini comme étant « l’endroit qui n’est accessible à personne ,sauf autorisation de celui qui l’occupe à titre privatif de manière permanente ou temporaire ».En conséquence de cette définition,les personnes photographiées à leur insu dans la rue ou dans une plage ne pourront pas poursuivre l’auteur pour délit d’atteinte à la vie privée .A l’inverse le délit est constitué si un journaliste par exemple  s’introduit dans une chambre d’hôpital pour photographier un artiste malade,ou photographier une personne se trouvant dans sa voiture sur la voie publique ou sur le pont d’un bateau de croisière.

L’élément «  lieu public ou privé» s’incruste  différemment dans la définition  du délit d’atteinte à l’intimité  de la vie privée en fonction de la nature de l’objet de la captation ou de l’enregistrement : paroles ou images .S’agissant de l’image,l’infraction de l’article 303 bis-2 du code pénal n’est constituée que si la victime se trouvait dans un lieu privée.Par contre s’il s’agit de paroles ou communications qui ont été illicitement captées,enregistrées  ou transmises , l’infraction  prévue à l’article 303 bis-1 du code pénal est constituée même si le captage,l’enregistrement ou la transmission ont eu lieu  non dans un endroit privé mais dans un endroit public.Le but de la loi dans ce dernier cas est d’étendre la protection à toutes les communications et toutes les conversations prononcées à titre privé ou confidentiel.

La constitution du délit suppose ,en sus des éléments déjà mentionnés , que les propos ou les actes litigieux concernent l’intimité de la vie privée.En l’absence d’une définition légale , doctrinale ou jurisprudentielle précise , la vie privée est définie de manière essentiellement empirique.L’atteinte à l’intimité de vie privée étant présumée  du seul fait que les paroles ont été prononcées à titre privé ou confidentiel , ou que l’image a été réalisée dans un lieu privé, le juge n’est pas tenu de définir précisément en quoi consiste l’intimité de la vie privée , mais doit seulement déduire l’atteinte à cette intimité des circonstances dans lesquelles elle a eu lieu.

L’article 303 bis du code pénal réprime celui qui porte «  volontairement » atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui. L’élément moral c’est à dire L’intention coupable est donc exigée pour que le délit soit constitué. S’il n’y a pas de volonté de porter atteinte à la vie privée d’autrui, il n’y a pas d’infraction. L’atteinte à la vie privée d’autrui est présumée, et la preuve de cette atteinte est déduite par le juge aussi bien des circonstances dans lesquelles elle a eu lieu que du motif pour lequel elle a été commise.

L’infraction de l’article 303 bis n’est constituée que si la captation, l’enregistrement ou la transmission des propos ou de l’image ont été faits sans autorisation ou le consentement de la personne concernée. Mais à supposer que les actes de captation, d’enregistrement ou de transmission des propos ou de l’image ont été accomplis au vu et au su de l’intéressé sans qu’il s’y soit opposé, le délit est-il constitué ? En d’autres termes, l’autorisation ou le consentement peut-il être présumé ? Il est difficile de répondre par l’affirmative en l’absence de disposition légale expresse admettant cette présomption.Mais il serait pour le moins contraire à l’esprit de l’article 303 bis du code pénal d’admettre le consentement tacite de la victime de l’acte incriminé, alors que celle-ci ignore le destinataire exacte de l’enregistrement effectué.

L’autorisation ou le consentement à la captation, à l’enregistrement ou à la transmission des propos ou de l’image n’étant pas présumés, il appartient au prévenu d’établir la preuve que les paroles ou l’image ont été appréhendées avec l’autorisation ou le consentement de la victime .L’accord de la victime constitue donc un fait justificatif.

L’infraction de l’article 303 bis du code pénal porte sur la captation, l’enregistrement ou la transmission de la parole ou de l’image effectués par n’importe quel particulier.Mais dans certains cas, les propos et les images recueillis dans les conditions de ce texte peuvent faire l’objet d’une exploitation par voie d’un support écrit   , audiovisuelle ou en ligne.Dans ces hypothèses, il faudrait recourir aux dispositions de l’article 303 bis 1 du code pénal.

II-  L’incrimination d’atteinte à la vie privée de l’article 303 bis 1 du code pénal

L’article 303 bis 1 du code pénal punit d’une peine correctionnelle « toute personne qui conserve, porte ou laisse porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou utilise de quelque manière que ce soit, tout enregistrement, image ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 303 bis. ».Les deux articles 303 bis et 303 bis 1 du code pénal sont donc étroitement liés et le deuxième ne peut exister indépendamment du premier.

Ici aussi l’atteinte à la vie privée  de l’aticle 303 bis 1 du code pénal implique l'élément matériel et l'élément moral . 

L’article 303 bis 1 du code pénal incrimine le fait de «  conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ».Concernant la conservation qui aurait pu intégrer l’article 303 bis du code pénal, le législateur a préféré l’insérer dans l’article 303 bis 1 parce qu’elle constitue en tant qu’acte préparatoire un préalable à la publication considérée comme le véritable danger pour l’intimité de la vie privée.

L’article 303 bis 1 du code pénal incrimine en deuxième lieu le fait de porter à la connaissance d’une ou de plusieurs personnes les propos ou images préalablement reproduits.Le texte de loi stipule expressément que l’utilisation de l’enregistrement,image ou document peut se faire « de quelque manière que ce soit »,  aussi l’utilisation d’un appareil ou d’un autre procédé technique n’est donc pas necessaire.L’infraction est consommée par le seul fait de montrer manuellement à une tierce personne un enregistrement,une image ou document obtenu illicitement.

Enfin, s’agissant du fait de laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers un enregistrement, une image ou un document, le législateur a voulu sanctionner l’auteur médiat de l’infraction c'est-à-dire l’auteur indirecte qui, par exemple, par imprudence ou inadvertance a permis à quelqu’un d’autre de rendre public une image ou un document  obtenu illicitement.

Les formes de publication susmentionnées (conserver,porter,laisser porter à la connaissance d’une ou plusieurs personnes) doivent concerner des enregistrements,images ou documents obtenus à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 303 bis du code pénal.C’est ce que stipule expressément l’article 303 bis 1 du même code.En conséquence,l’article 303 bis 1 ne sanctionne que la diffusion de communications,paroles ou images appréhendées volontairement en violation de l’intimité de la vie privée d’autrui.A contrario,si les paroles captées,enregistrées ou transmises n’ont pas été prononcées à titre privé ou confidentiel ,ou que les images fixées,enregistrées ou transmises représentent une personne dans un lieu public et non privé , ou que dans les deux cas il y a eu autorisation ou consentement de la  personne  concernée,il n’y a pas d’infraction.

 Quant à l’élément moral  et alors même  que l’article 303 bis 1 du code pénal n’a pas utilisé le terme «  volontairement  »  comme c’est le cas pour l’article 303 bis,il n’en demeure pas moins que l’élément intentionnel est requis pour qu’il y ait sanction.Cet élément s’analyse  en la pleine conscience de rendre public un enregistrement , une image ou un document obtenu illégalement.Cet élément doit être établi.Mais dans la sphère médiatique, cette connaissance est présumée contre l’éditeur et le directeur de la publication tenus responsables de ce qu’ils ont laissé paraître sans vérifier le consentement des personnes concernées.

III-  Les règles communes applicables aux deux infractions des articles 303 bis et 303 bis 1 du code pénal

Conformément à l’article 303 bis 1 alinéa 2 du code pénal ,lorsque le délit d’exploitation de la parole ou de l’image d’autrui est commis par voie de presse  ,les dispositions particulières prévues par les lois y afférentes pour déterminer les personnes responsables sont applicables.Il s’agit ici d’un renvoi au mécanisme de responsabilité prévu par  l’article 115 de la loi organique du 12 janvier 2012.Sera donc  engagée la responsabilité du directeur responsable de la publication ou du directeur de l’organe de presse électronique , ainsi que celle de l’auteur de la prise de son ou de l’image.

Bien que l’article 303 bis 1 alinéa 2 vise l’infraction prévue à l’alinéa premier du même article, il va s’en dire que la responsabilité prévue par  l’article 115 de la loi organique du 12 janvier 2012 s’applique aussi aux infractions  de l’article 303 bis sachant que l’article 115 institue un principe général applicable à toutes les infractions de presse.

L’article 303 bis 3 reconnaît la responsabilité pénale de la personne morale pour les infractions prévues aux articles 303 bis et 303 bis 1 du code pénal.Pour que la responsabilité pénale de la personne morale soit engagée, il faudrait que l’infraction ait été commise pour son compte par ses organes. En tout état de cause, la personne morale qui fournit sciemment à l’éditeur ou au directeur de la publication le moyen de commettre ces infractions sera sanctionnée.

 IV - Sanctions

 Les délits prévus par les articles 303 bis et 303  bis 1 du code pénal sont punis par une peine d’emprisonnement de 6 mois à 3 ans et d’une amende de 50.000 à 300.000 DA .En outre et en vertu de l’article 303 bis 2 ,le tribunal peut prononcer en cas de condamnation ,la privation d’un ou plusieurs droits prévus à l’article 9 bis 1 du code pénal pour une durée n’excédant pas cinq ans.Le tribunal peut aussi en vertu de la même disposition ordonner la publication du jugement de condamnation selon les modalités prévues à l’article 18 du code pénal.Dans tous les cas,la confiscation des objets ayant servi à la commission l’infraction est prononcée.

Maitre BRAHIMI Mohamed

Avocat à la cour de Bouira

brahimimohamed54@gmail.com