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La suspension partielle de la Constitution : Solution à la sortie de crise ?

mohamed brahimi Par Le 07/04/2019

La situation politique de l’Algérie actuellement au vu de son déroulement et de ses rebondissements est une situation  inédite et n’a pratiquement pas son équivalant dans l’histoire contemporaine.L’annulation du scrutin présidentiel du 18 avril 2019 par le décret du 14 mars 2019 , La démission forcée du Président de la République intervenue quelques semaines avant l’expiration de son mandat qui devait prendre fin le 27 avril  , l’intrusion directe de l’armée dans cette crise  en réponse aux manifestations de la population appelant au départ du régime , joints au vide juridico-Constitutionnel généré par cette situation inédite a fait réagir aussi bien les politiques que  les juristes qui tentent tant bien que mal  de formuler des propositions de  solutions à même  de dénouer cette  crise sans pour autant  sortir du cadre légal et constitutionnel.

Il était beaucoup question d’appliquer les dispositions de l’article 102 de la Constitution adossé aux articles 7 et 8 de la même Constitution. La procédure prévue par cette disposition constitutionnelle est-elle applicable au contexte actuel et peut-elle régler la crise que vit le pays depuis le 22 fevrier ?

Il est évident que les constituants algériens n’ont à aucun moment envisagé une situation telle que celle que nous  vivons actuellement. L’article 102 de la Constitution a été instauré pour être appliqué dans un contexte «  normal » ou seul un des événement visés dans ce texte en l’occurrence le décès , la démission ou l’empêchement  du Président de la République est intervenu. Le contexte actuel est tout autre. Nous vivons une véritable «  révolution » où le peuple par millions sort dans la rue pour  revendiquer un autre système de gouvernance .Ce contexte exceptionnel  doit être traité par des mesures exceptionnelles seules à même de résorber la crise.

Depuis la publication au journal officiel du décret portant annulation du scrutin présidentiel , mais surtout depuis que le Président de la République a annoncé sa démission suite à la  « une mise en demeure » de l’Etat Major de l’armée , l’Algérie vit une crise politique et institutionnelle qui ne peut en aucun cas être gérée par référence aux dispositions constitutionnelles notamment par le recours au seul mécanisme de l’article 102.Du point de vue du droit ,il n’était pas dans les prérogatives du pouvoir exécutif d’annuler l’élection présidentielle dont les délais et les formes ont été arrêtés par la Constitution et par une loi organique surtout que des candidats se sont présentés à cette élection et leurs dossiers déposés au Conseil Constitutionnel. Il n’était pas aussi dans les prérogatives de l’armée  d’imposer une décision au chef de l’Etat .Si le Président de la République aurait dû tirer les conséquences de son incapacité à  assumer sa charge et à organiser le scrutin présidentiel et présenter sa démission ce qui aurait ouvert la voie dans cette situation à l’application de l’article 102 de la Constitution dans un contexte apaisé , l’armée par contre a ouvert par son intervention directe et assumée dans la crise politique la voie à la recherche d’une solution autre que celle prônée jusque là et basée sur l’article 102 de la Constitution.

Juridiquement  et du moment que la gravité de la crise politique est arrivée à un point tel que  l’armée a jugé qu’il était de son devoir d’interférer dans cette crise  , et que la démission du  Président de la République n’est en fait qu’une réponse à l’injonction de l’armée gardienne de la sécurité et de la pérennité de l’Etat, il serait pour le moins inapproprié d’exciper des dispositions de la Constitution pour régler cette crise. Il n’en sera ainsi que si le peuple , source de tout pouvoir , agrée  cette démarche légaliste tirée de l’article 102 de la Constitution  .Mais apparemment, il n’en est pas ainsi.

La revendication insistante et pacifique d’un changement radical du régime et du système de gouvernance portée par des millions de citoyens depuis le 22 février et qui n'est pas prêt de s'essoufler  ne peut être éludée  au motif que la Constitution ne prévoit d’autre alternative que l’application des modalités de l’article 102 en l’occurrence désigner le Président du Sénat ou éventuellement le Président du Conseil Constitutionnel  pour gérer la phase de transition d’une période de 90 jours durant laquelle est organisée une nouvelle élection présidentielle .Cette procédure est devenue caduque depuis le gel de fait de la Constitution intervenue et confirmée par la décision de l’Etat major de l’armée d’imposer sa démission  au  Président de la République.                 

Si  ceux qui sont actuellement en charge d’organiser la transition veulent une solution la plus près de la légalité et de l’esprit de la Constitution, il est impératif que cette transition réponde au seul impératif de l’intérêt du peuple.Si le peuple veut reconstruire son Etat  sur des bases autres que celles  en vigueur jusqu'à aujourd’hui , c’est son droit le plus absolu nonobstant les dispositions de la Constitution. D’ailleurs cette même Constitution  énonce dans son préambule que la construction de l’Etat est l’œuvre exclusive  du peuple sachant  que  ce préambule fait partie intégrante de la Constitution et a par conséquent a force constitutionnelle.Partant de ce principe, la revendication d’une autre organisation de l’Etat portée par les manifestants est  légitime .Quant à la concrétisation de cet objectif il peut être atteint par tous moyens non violents dont celui qui est à mon avis le plus adapté : la suspension provisoire de certaines dispositions de la Constitution et le recours à un processus inédit .

Cette procédure de suspension partielle de la Constitution dans ses articles qui régissent la transmission du pouvoir en cas de démission ou d’empêchement du Président de la République , suspension qui est d’ailleurs en vigueur tacitement depuis la démission forcée du  Président de la République et l’intervention de l’armée dans la crise ,  permettra de passer outre les contraintes constitutionnelles de l’article 102 et ainsi organiser une transition consensuelle à négocier avec toutes les parties notamment avec les partis politiques et des personnalités  crédibles  .

Plusieurs propositions de sortie de crise qui tentent tant bien que mal de coller aux contraintes juridico-constitutionnelles ont été avancées. La plus à même d’enclencher un véritable processus démocratique est  à mon avis  la proposition  d’instituer un organe présidentiel collégial provisoire constitué de personnalités indépendantes à qui sera confié les prérogatives du chef de l’Etat qui désignera un exécutif lui aussi provisoire qui sera chargé entre autres d’organiser des élections générales après un court délai ne dépassant pas deux ou trois trimestres  au cours duquel des états généraux citoyens pourront être suscités .Ce système induira la dissolution des deux chambres du Parlement avec transfert de la prérogative législative à la présidence collégiale qui légiférera sur les questions urgentes et indispensables par décret. Pour donner plus de crédibilité à ce processus et prouver la bonne fois de ses initiateurs , il faudrait prendre des décisions d’apaisement qui permettront entres autres le retour de tous les exilés politiques  sans exclusive  ainsi que la libération de tous les  détenus incarcérés pour motif politique ou d’opinion.Pour que ce processus réussisse , il est clair que l’armée doit en être le garant et l’accompagnateur.

La suspension  provisoire des constitutions et le recours à des régimes dérogatoires aux dispositions constitutionnelles ont égrené l’histoire des nations depuis le 16e siècle. La Constitution n’est pas immuable et rien n’empêche sa modification  ou sa suspension totale ou partielle si tel est l’intérêt du citoyen source de tout pouvoir. Cette solution de suspension de  la constitution dans des situations de crise majeure a été  mise en œuvre  par plusieurs pays et a abouti pour certains à l’instauration d’une  vraie démocratie  et malheureusement pour d’autres à  l’instauration de la dictature.

Pour les premiers on peut citer le Portugal et sa révolution des œillets du 25 avril 1974 qui a débouché sur l’instauration de  la démocratie grâce aux militaires qui étaient porteurs d’un projet démocratique. Cet évènement est apparu  à la suite d’un coup d’Etat qui a déposé le gouvernement portugais mais qui s’est ensuite transformé en un processus révolutionnaire porté par une forte mobilisation populaire qui  s’est terminé par l’instauration d’un régime démocratique .Les similitudes entre cette révolution des œillets et ce qui se passe actuellement en Algérie sont frappantes à plus d’un titre.Comme en Algérie , c’est l’armée qui a été à l’origine de la déposition du gouvernement dictatorial du Portugal et c’est l’armée qui a accompagné le processus démocratique en espérant qu’il en sera de même en Algérie . A l’instar du fameux slogan «  Djeich – chaab – khawa -khawa » proclamé lors des manifestations en Algérie, au Portugal on a vu naitre la consigne « Peuple – MFA » ( mouvement des forces armées)  qui symbolisait l’étroite relation qui s’était établie entre les forces armées portugaises et la population

Pour les deuxièmes on peut citer l’Egypte . Sous la pression de la rue  et après la chute du Président Hosni Moubarak  , l’armée a décrété la suspension de la Constitution et la dissolution des deux chambres du parlement.En outre elle abrogea la disposition constitutionnelle  qui encadre  les candidatures à l’élection présidentielle  et instaura  une période de transition politique  qui durera six mois.Le pouvoir est alors exercé par un Conseil suprême des forces armées.Malheuresement l’espoir de liberté et de démocratie porté ici aussi par des millions de citoyens égyptiens a été avortée à cause de la mauvaise gestion de la periode de transition qui a suivi la démission imposée par la rue de Hosni Moubarak.

Par Mohamed BRAHIMI

Avocat à la cour