Si un grand nombre de pays ont recours au blocage d’Internet notamment lors de troubles civils ou de manifestations, seule une poignée de pays ont recours à cette mesure pendant les examens scolaires. Il est incontestable que la suspension de l’accès à Internet surtout pour une longue période a des effets graves sinon dramatiques sur la vie sociale et économique d’un pays.
Du point de vue politique , les Nations- Unies considèrent que même en période de troubles , restreindre l’accès à Internet, quelle qu’en soit les raisons, constitue une violation de l’article 19, paragraphe 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques , une convention internationale que l’Algérie a ratifié. Cette mesure de suspension de l’Internet est aussi considérée en droit international comme une violation des droits de l’homme car elle porte atteinte à la liberté d’expression qui est un droit fondamental et prive des millions de personnes de leur seul moyen de communiquer avec leurs proches ou de poursuivre leur travail. Les perturbations d’Internet ont aussi des conséquences économiques importantes. Enfin dans les rapports des différentes organisations et institutions internationales activant dans le domaine des droits de l’homme , les blocages d’Internet sont souvent utilisés comme marqueur de situations de droits de l'homme en détérioration du fait qu’ils ont des répercussions profondes sur la vie quotidienne
Aussi d’aucuns se demandent si la mesure de blocage d’Internet qui intervient à chaque examen du baccalauréat et ce depuis plusieurs années est justifiée. Tout d’abord du point de vue technique , il est incompréhensible que les autorités administratives en charge de l’organisation de cet examen ont toujours recours à la mesure la plus archaïque et la plus coûteuse pour sécuriser les épreuves de cet examen scolaire et éviter la fraude alors que plusieurs alternatives techniques existent. On pense spécialement à certains logiciels de surveillance spécifiques qui peuvent surveiller l’activité des étudiants pendant les examens. Ces outils détectent les comportements suspects, comme la navigation sur Internet ou l’utilisation de logiciels non autorisés. Des brouilleurs peuvent aussi être installés tout en interdisant les téléphones mobiles ou tout autre objet connecté dans les centres d’examen. En outre un travail de réflexion peut être envisagé par les concepteurs des questions d’examen à l’effet de concevoir des questions qui nécessitent une réflexion et une compréhension approfondies du sujet qui peuvent décourager la tricherie car plus difficiles à résoudre en utilisant simplement Internet.
Du point de vue légal et juridique , la décision de l’autorité administrative de bloquer l’accès à Internet pendant la période du baccalauréat doit être fondée sur un texte de loi clair puisque cette mesure porte atteinte à l’un des principes fondamentaux de notre droit à savoir la liberté d’expression et de communication dont fait partie l’accès à Internet , un droit prévu par la Déclaration universelle des droits de l’homme à laquelle se réfère expressément la Constitution algérienne de 2020. Il n’existe aucune loi nationale qui autorise les pouvoirs publics à suspendre ou à bloquer l’accès à Internet durant les examens scolaires .Seul un juge peut ordonner une telle mesure mais à titre individuel et à l’occasion d’un dossier pénal .D’ailleurs une telle loi si jamais elle est promulguée pourrait facilement être déclarée non conforme à la Constitution en cas de saisine de la Cour constitutionnelle . C’est ce qui est arrivé en France où à l’occasion de la promulgation de la loi du 19 mai 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet qui visait à combattre le téléchargement illégal sur Internet , le Conseil constitutionnel saisi par des députés a jugé que certaines dispositions de cette loi qui autorisent un organe administratif (HADOPI) et non pas un juge de couper l’accès à Internet à toute personne suspectée de téléchargement illégal , a rendu une décision déclarant ces dispositions contraires à la Constitution. Les principes constitutionnels et juridiques sur lesquels s’est basé le Conseil constitutionnel français étant les même que ceux en vigueur en Algérie, il n’y a pas de raison pour qu’une hypothétique loi algérienne autorisant une autorité administrative à suspendre l’accès à Internet fut-ce à un simple citoyen ne soit pas déclarée contraire à la Constitution algérienne et par conséquent abrogée.
En l’absence d’une disposition de loi expresse autorisant le pouvoir exécutif ou tout autre organe administratif à suspendre l’accès à Internet dans certaines situations particulières , la décision de suspendre Internet durant les épreuves du baccalauréat a donc été prise dans une totale opacité par une autorité administrative dont on ne sait si c’est le Premier ministre , le ministre de l’éducation ,le ministre de la communication ou un responsable d’une autre institution. Dans tous les cas de figure , cette décision qui a sévèrement impacté les abonnés à Internet aurait dû être publiée au journal officiel ce qui n’a pas été le cas ,sauf à considérer que cette décision a été directement communiquée aux fournisseurs d’accès à Internet par une simple instruction verbale ou écrite ce qui serait une entorse à la loi.
La décision de suspendre Internet ayant été prise par une autorité administrative sur sa propre initiative sans que cette décision ait été fondée sur un texte de loi , la conséquence juridique est que cette décision est entachée d’illégalité et est susceptible d’être attaquée devant une juridiction administrative par toute personne ayant intérêt notamment par tout abonné ayant subi un préjudice matériel ou moral du fait du blocage de son accès à Internet. Quid de l’autorité responsable du dommage causé par la suspension de l’accès à Internet et susceptible d’être assignée par l’abonné devant un tribunal ? Si la mesure de suspension a été effectivement exécutée les trois operateurs fournisseurs d’Internet , par contre cette mesure a été décidée et a été imposée à ces opérateur par une autorité administrative c’est à dire l’Etat. Est-ce à dire que l’operateur est déchargé de responsabilité du fait qu’il n’a fait qu’appliquer une directive d’une autorité administrative et que seule cette dernière doit être tenue pour responsable des dommages causés aux abonnés par cette mesure de suspension ?
La réponse à cette question est complexe car du point de vue du droit , rien n’interdit en principe de saisir le tribunal de droit commun sur le terrain de la responsabilité civile de l’opérateur lié à son abonné par un contrat qui tient lieu de loi entre les parties cocontractantes . L’operateur peut toujours arguer qu’il n’a fait qu’exécuter une instruction et une injonction émanant du pouvoir exécutif et par conséquent il se trouvait dans une situation de force majeure dont il ne pouvait se défaire sous peine de sanctions. En pratique c’est vrai mais devant un juge seule la loi doit prévaloir. En matière de responsabilité notamment dans le contentieux administratif , il existe une théorie connue sous le nom de « Baïonnettes intelligente » en vertu de laquelle un individu, un soldat ou un fonctionnaire doit refuser d’exécuter un ordre manifestement illégal. Cette théorie largement appliquée devant les juridictions impose à l’exécutant d’un ordre ou d’une instruction de vérifier si cet ordre ou instruction est conforme à la loi et doit refuser de l’appliquer s’il constate qu’il est manifestement illégal.
Dans le cas d’espèce , les trois opérateurs d’accès à Internet ont reçu la directive de suspendre Internet à leurs abonnés pendant les cinq jours du baccalauréat et ce alors même que ces abonnés n’ont été ni avisés de cette suspension ni informés des motifs de cette suspension. Comme mentionné, la décision de blocage de l’Internet décidée par l’autorité administrative n’est fondé sur aucune disposition légale ce qui en fait en droit une décision entachée d’illégalité et d’excès de pouvoir susceptible d’être annulée par le juge administratif et par conséquent cette décision acquiert la nature de décision manifestation illégale que les opérateurs auraient dû refuser d'appliquer . Mais pour autant l’opérateur pouvait-il vraiment refuser d’appliquer la décision de l’administration de couper Internet à ses abonnés au motif qu’elle est manifestement illégale ? Un opérateur très pointilleux sur la légalité et sur l’application stricte du contrat qui le lie à son client aurait pu le faire quitte à saisir le juge administratif en référé d’urgence (référé- liberté de l’article 920 du code de procédure civile et administrative) à l’effet d’apprécier la légalité de la décision administrative lui enjoignant d’appliquer la mesure de suspension d’Internet à ses abonnés.
Mais au lieu d’assigner l’opérateur devant le tribunal , l’abonné peut en tout état de cause assigner l’autorité administrative qui a ordonné la suspension de l’accès à Internet en l’occurrence l’Etat pris en la personne du ministre de la communication qui pourra être condamné à des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi.
On peut toujours arguer de la bonne foie des autorités administratives qui ont eu recours à cette mesure extrême de blocage de l’accès à Internet pour sécuriser un examen crucial pour des centaines de milliers de lycéens et prévenir la fraude et la tricherie , mais cet argument parait inopérant au vu des conséquences disproportionnées que génère cette mesure extrême et impopulaire et ce alors même qu’elle est illégale et anticonstitutionnelle. Des mesures techniques palliatives à même d’éviter ces blocages intempestifs de l’internet pendant plusieurs jours étant disponibles , il est à espérer que cette pratique ne soit par reconduite à l’avenir.
Maitre BRAHIMI Mohamed
Avocat à la cour de Bouira
brahimimohamed54@gmail.com